Le parti travailliste semble en passe de remporter une victoire éclatante contre les conservateurs au pouvoir lors des élections générales, organisées jeudi au Royaume-Uni. Mais contrairement au scrutin de 2019, un mot est quasiment absent de la campagne : Brexit. Pourquoi a-t-on si peu parlé de l'impact de la sortie du pays de l'UE, alors qu'il s'agit de l'un des principaux héritages du mandat de l’actuel gouvernement ?
Après avoir pris la tête du Parti travailliste il y a quatre ans, l’ancien avocat de 61 ans devrait être le nouveau locataire de Downing Street.
Au Royaume-Uni, les électeurs sont appelés aux urnes, jeudi 4 juillet, pour élire les 650 membres de la Chambre des communes, la chambre basse du Parlement, pour une durée de cinq ans. Des élections générales historiques qui devraient marquer la fin des 14 ans de règne des conservateurs, largement devancés dans les sondages par les travaillistes (centre-gauche).
Axée sur l’économie, la campagne a donné lieu à un duel entre l’actuel Premier ministre Rishi Sunak et son principal opposant Keir Starmer sur l’inflation galopante, favorisée par la crise du Covid et la guerre en Ukraine, la hausse des inégalités ou bien encore l’état désastreux des services publics britanniques. Dans ce contexte difficile, un sujet pourtant essentiel a été largement laissé de côté : le Brexit.
Huit ans après le référendum au terme duquel le Royaume-Uni a approuvé de justesse la sortie de l'Union européenne, et quatre ans et demi après son retrait effectif, la question embarrasse des deux côtés de l’échiquier politique, au point d’être devenue un sujet quasi-tabou.
"Pas vraiment de raisons de se vanter"
Dans la soirée du 22 mai, quelques heures après la convocation par Rishi Sunak d’élections générales anticipées, Michael Heseltine, grand manitou des conservateurs pro-européens, avait violemment fustigé la campagne à venir. "Nous sommes confrontés à la campagne électorale la plus malhonnête des temps modernes. Parce que les deux grands partis n'ont qu'une obsession : empêcher le vrai débat sur le Brexit", déclarait alors l'ancien vice-Premier ministre, âgé de 91 ans, sur la chaîne Sky News. "On ne peut pas discuter de l'économie du pays, de sa défense, de l'immigration ou de l'environnement sans parler du Brexit. Nous nous sommes coupés de notre principal marché, de nos partenaires les plus importants. Et c'est la crise sous-jacente à laquelle notre pays est confronté."
Mardi, au dernier jour de la campagne, l’ancien Premier ministre Boris Johnson, principal artisan du Brexit, est apparu au côté du chef du gouvernement Rishi Sunak pour lui apporter son soutien. "Si vous voulez vraiment des impôts plus élevés [...], si vous voulez une immigration incontrôlée et si vous voulez des courbettes inutiles devant Bruxelles, votez pour le parti travailliste jeudi", a-t-il déclaré lors de cette intervention surprise, perçue comme une tentative désespérée de fédérer l’électorat conservateur. Celui qui a conduit il y a cinq ans son camp à une victoire écrasante était jusqu’à présent aux abonnés absents durant ces six semaines de campagne.
Pour Tim Bale, professeur de science politique à l'université Queen Mary de Londres et auteur de "The Conservative Party After Brexit : Turmoil and Transformation", le silence des conservateurs s'explique par les effets mêmes du Brexit. "Ils n'ont pas vraiment de quoi se vanter en termes de réalisations ou d'avantages, en particulier en ce qui concerne celui qui a été si fortement évoqué lors du référendum sur le Brexit, à savoir le contrôle de nos frontières", souligne-t-il.
"Le solde migratoire [la différence entre le nombre d’arrivées et de départ, NDLR] a augmenté plutôt que diminué. Des personnes venant de l'extérieur de l'Europe se sont simplement substituées à la migration intra-européenne."
Selon l'Office indépendant des statistiques nationales, le solde migratoire au Royaume-Uni a plus que doublé au cours des trois dernières années par rapport aux trois années précédant le référendum de 2016. Le nombre est passé de 836 000 à 1,9 million, réfutant les promesses des pro-Brexit de "reprendre le contrôle" des frontières britanniques.
Confronté à ces chiffres lors d'une interview sur Sky News le 12 juin, Rishi Sunak n’a pu cacher son embarras, répétant à plusieurs reprises que "les chiffres sont trop élevés". Lorsqu'on lui a fait remarquer qu'il avait été "le premier à défendre le Brexit", le chef du gouvernement a maladroitement ironisé : "L'étais-je ?", avant de reconnaître qu'il avait effectivement soutenu le Brexit. Six jours plus tard, le 18 juin, plus de 800 migrants ont traversé la Manche en une seule journée, un nouveau record pour 2024.
Même le parti populiste de droite Reform UK – anciennement connu sous le nom de parti du Brexit et dirigé par l'un des principaux meneurs du projet, Nigel Farage - a semblé éviter le sujet de la sortie de la Grande-Bretagne de l'UE lors de la campagne électorale. Bien que le parti critique la manière dont les conservateurs gèrent le Brexit, "il est intéressant de constater que le sujet n'est pas très présent dans le discours de Reform UK à ses électeurs", observe Tim Bale. "Tout tourne, pour eux, autour de la migration et de la sortie de la Convention européenne des droits de l'homme."
Cette stratégie ne semble pas avoir nui au parti, puisque les réformistes devancent désormais de peu les conservateurs dans plusieurs sondages.
À gauche, la peur de perdre les électeurs du "Mur rouge"
Bien que les sondages prédisent qu'il remporteront une énorme majorité, les travaillistes se trouvent également dans une position délicate. Comme l'ensemble de son parti, Keir Starmer s'est opposé au Brexit et a fait campagne pour rester dans l'UE. Pourtant, il a exclu que le Royaume-Uni rejoigne le bloc, l'union douanière ou le marché unique, s'il devient Premier ministre.
Pour Tim Bale, cette position résulte de la crainte d'effrayer les électeurs des sièges du "Mur rouge", ces circonscriptions du centre et du nord de l'Angleterre, qui avaient voté pour le Brexit. Historiquement favorables au parti travailliste, elles avaient viré de bord en 2019, mais devraient cette fois soutenir le parti de gauche lors des élections générales.
"Les travaillistes craignent que le fait de mentionner le Brexit ne décourage ces personnes et ne les fasse basculer vers les conservateurs ou les réformistes", analyse-t-il.
L'Office for Budget Responsibility du Royaume-Uni, un organisme de surveillance indépendant, estime que, sur le long terme, le Brexit pourrait occasionner une baisse d'environ 4 % de la productivité économique, soit deux fois plus que la crise du Covid.
"Le consensus parmi les économistes est qu'il coûte cher à la Grande-Bretagne en termes de croissance", explique Tim Bale. "Étant donné que les plans du Labour pour améliorer les services publics et l'économie nécessitent une croissance soutenue, on aurait pu penser qu’envisager non pas nécessairement d'inverser le Brexit, mais au moins de réintégrer le marché unique ou l'union douanière, pourrait permettre d'atteindre cet objectif."
Pourtant, pour Keir Starmer, le retour au sein de l’UE n’est pas au programme. La réouverture du débat sur le Brexit entraînerait du "désordre" et de l’"incertitude", affirmait-il, le 22 juin, soulignant par ailleurs que les faibles taux de croissance économique du Royaume-Uni "ont commencé bien avant le Brexit".
Les petits partis pro-UE, l'exception à la règle
Les seuls partis qui ont ouvertement remis en cause le Brexit pendant la campagne sont les petits partis pro-européens, dont les chances de succès sont maigres. Les libéraux-démocrates de centre-gauche sont favorables à une réintégration dans le marché unique. Ils espèrent reprendre des dizaines de sièges aux conservateurs grâce à un vote tactique dans la partie du sud de l'Angleterre connue sous le nom de "Mur bleu".
Tim Bale fait remarquer que les analystes "pensaient qu'ils [les libéraux-démocrates] feraient eux-aussi profil bas sur cette question. Mais ils ont abordé la réintégration du marché unique, ce qui est assez radical."
De son côté, le parti des Verts, qui ne devrait obtenir qu'une poignée de sièges, soutient la réintégration dans l'union douanière. Les deux partis sont favorables à un retour dans l'UE à plus long terme.
Le Parti national écossais (SNP), pro-indépendance, soutient quant à lui la réintégration de l'Écosse dans l'UE en tant que pays indépendant. Une perspective qui paraît lointaine, Keir Starmer ayant exclu d'accorder à l'Écosse un second référendum sur l’autodétermination.
Vers un rééquilibrage des relations ?
Tout en refusant de revenir sur le résultat du référendum de 2016, le parti travailliste s'engage néanmoins à poursuivre une coopération plus étroite avec l'UE - notamment en matière de défense et de sécurité - et à réduire les frictions commerciales.
Interrogé à ce sujet lors d'une interview accordée à la station de radio LBC le 18 juin, Keir Starmer a déclaré que "l'accord que nous avons est un accord bâclé" et a promis d’en chercher "un meilleur" si les travaillistes arrivent au pouvoir.
Les conservateurs se sont emparés de ces commentaires, la ministre des Affaires sortante, Kemi Badenoch, affirmant que les travaillistes "nous ramèneraient à la case départ" et "copieraient ce que fait l'UE".
Lors d’une rare tentative de défendre la mise en œuvre du Brexit, elle a déclaré au Telegraph : "Il s'agit d'une période de 10 ou 20 ans. Nous venons juste de commencer. C'est comme si vous construisiez une maison et que quelqu'un venait vous dire qu'elle n'est pas encore terminée, que le projet a échoué. Ou que vous cuisinez quelque chose et, cinq minutes plus tard, vous vous rendez compte que ce n'est pas encore cuit, que ça ne marche pas, qu'il faut arrêter."
Pression de l’opinion
L’embarras des principaux partis sur le Brexit pendant la campagne apparaît en décalage avec l'opinion publique. Selon un sondage YouGov de juillet 2023, 57 % des personnes interrogées pensent que le Royaume-Uni a eu tort d’approuver le Brexit et 51 % voteraient pour un retour dans l'UE si un nouveau référendum était organisé. Une tendance qu’il faudra tôt ou tard prendre en compte, estime Tim Bale.
"Combien de temps les gouvernements pourront-ils ignorer le fait que tant de personnes dans ce pays, et donc tant d'électeurs, pensent que le Brexit était une mauvaise idée et sont ouverts à l'idée de réintégrer l'Union européenne ?", s'interroge-t-il.
"Nous parlons ici du premier mandat des travaillistes. Mais au cours du prochain, si la croissance reste faible et que l'électorat a toujours le sentiment très fort que le Brexit a été un désastre, le gouvernement britannique pourrait tenter de rejoindre le marché unique, l'union douanière et même peut-être l'UE."
Tim Bale estime que la proportion de personnes favorables à un retour dans l'UE est vouée à augmenter. "Un grand nombre des personnes plus âgées qui ont voté 'Leave' quitteront l'électorat, alors que des jeunes qui posent un regard beaucoup plus positif sur l'Europe le rejoindront", anticipe-t-il, prévoyant "une pression de plus en plus forte" sur tout futur gouvernement qui ne parviendrait pas à améliorer la situation économique.
Conscient des attentes, le parti travailliste a présenté son manifeste comme "un plan pour relancer la croissance". Reste à savoir s’il pourra le faire tout en étant en dehors de l'UE.
World Opinions + Agences
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