Plus d’un mois après la décision du Conseil d’État reconnaissant un manquement de l’État dans la pratique avérée des contrôles au faciès, le gouvernement français n’a donné aucun signe indiquant qu’il comptait enfin prendre au sérieux le problème et tout mettre en œuvre pour le faire cesser.
Confrontées à l’inertie coupable des gouvernements successifs, nos six organisations ont engagé en 2021 la toute première action de groupe en matière de discrimination raciale. Une loi de 2016 a ouvert la voie à ce type d’action collective en justice pour dénoncer l’inaction du gouvernement qui affecte un ensemble de personnes, et obtenir qu’il soit ordonné à l’État de prendre les mesures utiles pour mettre fin à la discrimination dénoncée. Cette saisine du Conseil d’État est intervenue après de longues années d’interpellation des pouvoirs publics par les associations.
Comme l’attestent une abondante documentation scientifique, des rapports d’institutions indépendantes dont la Défenseure des droits, et de multiples témoignages de victimes ainsi que de policiers, les contrôles au faciès visent en particulier les jeunes Noirs et Arabes ou perçus comme tels, y compris des enfants parfois âgés de seulement dix ans.
Opérés de manière généralisée sur tout le territoire et fortement ancrés dans les pratiques de la police, ces contrôles d’identité abusifs et illégaux constituent une discrimination systémique. Ces pratiques minent les rapports entre la police et les personnes affectées. Ils sont profondément humiliants et dégradants pour les citoyens qui les subissent au quotidien. Trop souvent, ils sont le point de départ d’autres formes de violences policières, et vont jusqu’à coûter la vie à des personnes contrôlées ; des morts intolérables qui endeuillent les familles et soulèvent les quartiers. Comme l’a affirmé notre avocat, Maître Antoine Lyon-Caen, devant le Conseil d’État, « les contrôles au faciès sont un fléau pour la société tout entière ».
Dans sa décision du 11 octobre, le Conseil d’État a reconnu un manquement de l’État et « l’existence d’une pratique des contrôles d’identité motivés par des caractéristiques physiques, associées à une origine réelle ou supposée, des personnes contrôlées », affirmant que cette pratique ne se limite pas « à des cas individuels isolés ». Le Conseil d’État a considéré que ces faits « créent un dommage pour les personnes qui y sont exposées » et constituent une « méconnaissance caractérisée de l’interdiction des pratiques discriminatoires». Le Conseil d’État a souligné aussi « l’absence de traçabilité administrative des contrôles d’identité effectués sur le territoire », que nos organisations et d’autres n’ont eu de cesse de dénoncer, en réclamant aux autorités la mise en place d’un système permettant de fournir aux personnes contrôlées un justificatif de leur contrôle et d'évaluer ces contrôles.
C’est la première fois que la plus haute juridiction administrative française reconnaît l’existence de telles pratiques policières discriminatoires et leur caractère collectif. L’arrêt du Conseil d’Etat contredit la posture du gouvernement qui, quand il ne les nie pas, s’obstine à prétendre que les contrôles d’identité discriminatoires ne seraient le fait que d’agents isolés au comportement inapproprié. En cela, la décision du Conseil d’État marque une nouvelle étape dans la reconnaissance de l’ampleur du problème, six ans après que la Cour de cassation a jugé que les contrôles discriminatoires constituent « une faute lourde engageant la responsabilité de l'État ».
La décision du Conseil d’État est toutefois aussi décevante car les juges sont restés au milieu du gué : bien qu’ayant reconnu l’existence de la pratique illégale du profilage racial, ils n’ont pas ordonné à l’État de la faire cesser, comme la loi leur en donnait pourtant la possibilité. Les juges ont considéré qu’il ne leur appartenait pas de déterminer les mesures à prendre – énoncées en détail dans notre requête - pour mettre un terme aux pratiques discriminatoires, car elles relèveraient de la détermination d’une politique publique de la seule compétence des pouvoirs exécutif et législatif. Cette abdication du Conseil d’État est particulièrement choquante pour les personnes qui subissent cette injustice au quotidien au regard de la gravité et de l’ampleur du problème.
De son côté, dans un rapport rendu public le 6 décembre, réalisé à la demande de la Défenseure des droits, la Cour des Comptes souligne le caractère « massif » des contrôles d’identité en France et pointe le fait que « les forces de sécurité ne se sont pas donné les moyens de recenser de manière exhaustive les contrôles réalisés ni d’en comprendre les motifs et d’en analyser les résultats ». La Défenseure des droits a estimé que cette situation est « plus que jamais incompréhensible » et appelé le gouvernement à la mise en place d’une « politique publique à la hauteur des enjeux pour le respect des droits et libertés et l’amélioration des relations entre police et population ».
La France ne peut ignorer plus longtemps ses obligations au regard du droit national et international. Une autre affaire, portée cette fois devant la Cour européenne des droits de l’Homme en 2017 par six victimes de contrôles au faciès par la police française, crée de fortes attentes et suscite désormais des espoirs de changement. La décision est attendue prochainement. La reconnaissance de la pratique des contrôles discriminatoires par le Conseil d’État constituera, à n’en pas douter, un élément crucial dans l’appréciation des juges de Strasbourg.
Aujourd’hui, après la décision du Conseil d’État, il revient au gouvernement de mettre en place en urgence toutes les mesures qui s’imposent pour mettre un terme aux contrôles d’identité discriminatoires ; des mesures systémiques que nos organisations préconisent de longue date. La France ne peut continuer plus longtemps à discriminer les innombrables personnes ciblées par une pratique policière illégale tout en prétendant faire du respect des « principes républicains » un pilier de sa politique. Le gouvernement doit agir sans plus attendre. Il y va de sa crédibilité mais surtout du respect des droits fondamentaux et de la justice sociale en France.
Signataires :
Bénédicte Jeannerod, Directrice France de Human Rights Watch
James A. Goldston, Directeur exécutif d’Open Society Justice Initiative (OSJI)
Jean-Claude Samouiller, Président d’Amnesty International France
Céline Amar, Co-présidente de REAJI (Réseau - Égalité, Antidiscrimination, Justice - Interdisciplinaire)
Issa Coulibaly, Fondateur et président de Pazapas-Belleville
Omer Mas Capitolin, Président de la Maison communautaire pour un développement solidaire (MCDS)
World Opinions - Human Rights Watch
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