Des tensions multiples parcourent le huitième roman de l’écrivaine haïtienne, qui met en scène deux demi-sœurs à la ressemblance physique hors du commun.
Demi-sœurs, Lorette et Claudette sont nées le même jour, à deux heures d’écart, d’un même père mais de mères différentes. La première est l’enfant légitime, issue de l’union « respectable et légalisée » de ses parents, Etienne et Rose-Marie. La seconde est « l’enfant du dehors », fruit d’une relation clandestine qui, du reste, ne demeure pas longtemps cachée. Car lorsque la mère de Claudette décède, Etienne impose à son épouse de prendre sa fille orpheline sous son toit.
Il suffit d’un regard pour que les demi-sœurs se lient avec intensité : « Nous eûmes toutes deux le même sursaut. Figées, bouleversées, timidement impatientes, nous nous regardions avec avidité et suspicion. » En revanche, elles ne peuvent pas compter sur la bienveillance, encore moins l’affection, de leur mère et marâtre, Rose-Marie, qui considère l’existence même de sa belle-fille comme une atteinte à sa respectabilité. Aussi élève-t-elle les fillettes en insistant sur leur différence, ne cessant de privilégier l’une alors qu’elle s’acharne à rejeter l’autre avec une rage de tous les instants.
Le temps qui passe accroît sa violence lorsqu’elle se rend compte que sa fille indolente et délurée déçoit ses attentes, alors que sa belle-fille honnie se révèle travailleuse et douée. Les années confirment de surcroît une ressemblance physique hors du commun entre les demi-sœurs, qui passent aux yeux de tous pour des jumelles. Porteuses de mystère et d’étrangeté pour leur famille, Claudette et Lorette, Les Jumelles de la rue Nicolas, dérangent autant qu’elles fascinent.
Troublante gémellité
Des tensions multiples parcourent ce huitième roman de l’écrivaine, poète et dramaturge haïtienne Evelyne Trouillot. A commencer par celle que suscite la troublante gémellité des héroïnes – ou « marasa » –, à laquelle la sagesse populaire prête de nombreux pouvoirs.
« Nous prîmes avec nous le mot magique qui devait depuis nous définir ouvertement : “marasa” […] Marasa unies, jumelles à la fois dissemblables et identiques. Douloureux partage et incontournable altérité. »
Le livre se structure et progresse d’ailleurs à partir d’une prise de parole alternée des deux jeunes femmes. Vraies ou fausses jumelles ? Bénéfiques ou maléfiques ? Indépendantes ou fusionnelles ? Emplies de sagesse, comme l’est Claudette, ou au contraire déséquilibrées comme Lorette ? Les demi-sœurs de la rue Nicolas se plaisent à semer le doute, tour à tour usant de leur ressemblance pour en tirer des avantages ou y recourant pour sceller leur unité face au monde. « De plus en plus, j’ai envie de me retrouver double. Complète. Sans perdre une goutte de cette part de folie qui m’attache à toi. Je veux tout, nos dérives, mes peurs, nos plaisirs, ton extase, nos besoins. D’année en année, j’ai appris que sans toi, je ne serais pas moi », dit Claudette à sa sœur.
Le personnage de la mère cristallise lui aussi un second point de tension du roman. En effet, sans son époux parti vivre en Amérique, Rose-Marie s’arc-boute autant qu’elle peut à son apparente perfection bourgeoise, mais elle n’en devient pas moins en privé une femme maltraitante capable de glisser dans la démence mystique et d’y entraîner sa fille.
« Rose-Marie, qui avait si souvent dénigré son origine campagnarde et t’avait inculqué cette peur et ce dédain du monde rural, nous plaçait sous la protection des dieux familiaux. »
Faux-semblants
Enfin, derrière le trio des protagonistes, la romancière laisse percevoir cette autre forme de tension que suscite le contexte sociopolitique d’Haïti. Pauvreté, chômage, clivages économiques et sociaux y explosent et forment ici comme une toile de fond électrique qu’une population nombreuse cherche à fuir.
La romancière en tire un fil de trame supplémentaire en faisant de ses demi-sœurs des candidates à l’émigration. Poussées à rejoindre leur père par Rose-Marie, qui veut tout autant les sauver que se débarrasser d’elles, les jumelles multiplient dès lors les faux-semblants – déclarations truquées, mariage blanc, dédoublements – dans l’espoir de tromper l’administration des frontières et d’échapper ainsi à l’insularité qui les enferme.
Au passage, Evelyne Trouillot nous offre une clé de lecture de l’ensemble de son livre en nous rappelant que la dualité est assurément toujours, où qu’on aille, au cœur de nos vies, de nos identités, de nos comportements et même au cœur du monde.
Les Jumelles de la rue Nicolas, d’Evelyne Trouillot, éd. Project’îles, 278 pages, 17 euros.
Par Kidi Bebey - Le Monde Afrique
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