Le gentleman cambrioleur revient sur Netflix avec Omar Sy dans le rôle-titre. À la fois moderne et rétro, ce symbole de l'esprit français est éternel.
« Vingt fois j'ai vu Arsène Lupin, et vingt fois c'est un être différent qui m'est apparu… ou plutôt le même être dont vingt miroirs m'auraient renvoyé autant d'images, déformées, chacune ayant ses yeux particuliers, sa forme spéciale de figure, son geste propre, sa silhouette et son caractère. » Cette impossible description faite par Maurice Leblanc dans Arsène Lupin, gentleman cambrioleur montre combien la silhouette de Lupin est une ombre fuyante, que chacun pourra s'approprier.
Les adaptations pour le grand et le petit écran se comptent par dizaines, et dès les années 1910 – et avec plus ou moins de succès. Quelques raisons qui expliquent l'éternel retour du personnage.
Il est immortel
« Je ne peux plus m'en débarrasser. Il s'assied à mon bureau en même temps que moi. Je suis devenu son ombre, je lui obéis », déclara Maurice Leblanc à propos d'Arsène Lupin. À la fin de sa vie, sa raison s'égarant, l'écrivain avait fait mettre des verrous aux fenêtres de sa maison d'Étretat de peur d'être visité par son héros… « Il s'était mis à redouter Lupin », résume son biographe Jacques Derouard, auteur de Maurice Leblanc, Arsène Lupin malgré lui (Séguier). Mais Leblanc n'est pas le seul à y croire. Lupin possède ce privilège propre aux mythes littéraires : s'inviter dans le monde réel et devenir pour leurs admirateurs d'authentiques compagnons de route.
« Pour moi, Arsène Lupin est toujours vivant ! » assure Adrien Goetz, auteur de La Nouvelle Vie d'Arsène Lupin, roman policier où il fait revivre le mythique monte-en-l'air. « Il a volé à la comtesse de Cagliostro le secret de l'éternelle jeunesse, et il est parmi nous. » Il existe d'ailleurs plusieurs sociétés des Amis d'Arsène Lupin, dont deux au Japon. L'amitié, un sentiment singulier à confesser pour un être de papier ! La dernière adaptation en date, avec Omar Sy dans le rôle-titre, joue de cette aura quasi hallucinatoire du personnage. Elle met en scène un Arsène Lupin contemporain biberonné aux romans de Leblanc qu'il veut imiter, et poursuivi (entre autres) par un flic lui-même inconditionnel du personnage…
Il est moderne et rétro
À première vue, le gentleman cambrioleur est une créature bien de son temps. Nous le découvrons à bord d'un paquebot, il prend des trains express, adore les automobiles rapides, et a même installé le tout jeune télégraphe dans l'Aiguille creuse d'Étretat. De quoi combler les nostalgiques de la Belle Époque et des années folles, dont le faste et l'élégance font encore et toujours rêver. « Cette modernité devait séduire le lecteur, et nous plaît à nous pour sa désuétude, résume l'historien et professeur au Collège de France Michel Zink, auteur d'Arsène Lupin et le mystère d'Arsonval. C'est encore une vie de château assez douce du dix-neuvième siècle. »
Les adaptations jouent souvent de cet éclat rêvé, comme celle de Jacques Becker où Victor Lamoureux valse avec de belles dames en grande tenue. Dans la série à succès portée par Georges Descrières entre 1971 et 1974, le champagne coule à flots – une certaine idée du glamour. Mais la modernité ne demande qu'à changer de décor. Arsène aime les gadgets ? Arsène version Omar Sy joue avec des drones et manipule des logiciels de reconnaissance faciale. Adrien Goetz en est convaincu : « Aujourd'hui, Arsène Lupin s'intéresserait aux vaccins, il essaierait d'en donner à ceux qui n'en ont pas, et organiserait la logistique. » Dans sa Nouvelle Vie d'Arsène Lupin, il l'imaginait pirater les réseaux sociaux…
L'esprit français, c'est lui
Succès immédiat lors de la parution de ses aventures, Lupin est très vite devenu un mythe national. « C'est un personnage très français : le petit malin, qui se rit des autorités, analyse Michel Zink. Il incarne le panache à la Cyrano. » Il a de l'esprit, de la répartie et le sens du spectaculaire. Et s'inscrit dans une généalogie littéraire hexagonale. « On prend Leblanc de haut, comme feuilletoniste et écrivain populaire, mais il a lu les bons auteurs, rappelle Adrien Goetz. C'est un Normand qui admire Maupassant et Flaubert, et il y a chez lui une densité dans le récit digne des nouvelles de Maupassant, de même qu'une ironie à la Bouvart et Pécuchet. »
Le très mouvant Arsène Lupin devient même patriote au fil des livres, au point de lutter contre le Kaiser (813). Leblanc le fait aussi affronter « Herlock Sholmes », version satirique du héros de Conan Doyle, pour mieux célébrer l'intuition hexagonale contre la lourdeur de la méthode déductive britannique. Sholmes ne manque pas de reprocher à Lupin son histrionisme : « Un peu trop d'enfantillage… La galerie compte trop pour lui… Il y a du Gavroche dans cet homme ! » Autre façon d'épater la galerie : la galanterie. Bien française, là aussi, même si Leblanc dut s'adapter à ses commanditaires. « Maurice Leblanc était très coureur de jupons, raconte Jacques Derouard. Dans les années 30, il avait même acquis à Versailles une petite garçonnière. Il aurait aimé faire vivre à son Lupin des aventures plus sensuelles, mais c'était impossible, car il était lié par contrat à son éditeur Laffite (racheté ensuite par Hachette), qui ne publiait que ce qu'il était possible de mettre entre toutes les mains… »
C'est Robin des bois (mais pas trop)
Sans être tout à fait Robin des bois (c'est un esthète qui garde notamment pour lui les œuvres d'art qu'il capture), Lupin a le sens de l'injustice. Il cible les fortunes mal acquises. Au pays de Cartouche et du cambrioleur anarchiste Marius Jacob (en qui on a parfois vu un modèle de Lupin), ce voleur au grand cœur refusant de verser le sang séduit. La grande arme d'Arsène Lupin, as du déguisement, c'est d'être caméléon social, capable de se fondre dans tous les milieux, des prolétaires aux milliardaires.
C'est donc un homme entre deux mondes, qui sait manier aussi bien la gouaille des milieux populaires que les manières aristocratiques. Ce qui s'explique par son histoire familiale : sa mère, une aristocrate, a épousé un roturier contre l'avis de sa famille, et doit travailler comme bonne – enfant, il effectue son premier vol, celui du collier de la reine, pour aider sa mère et la venger. On notera d'ailleurs que la série Netflix en fait un enfant d'immigré élevé dans un pensionnat bourgeois. La virtuosité de Lupin à changer de visage a des allures de revanche sociale : de même que la police, les riches sont faciles à berner. Autant dire qu'ils méritent ce qui leur arrive… Dans l'air du temps ?
Par Sophie Pujas - Le Point.fr
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