Alors que le climat social se tend sur fond de dépréciation du dinar, le chef du gouvernement tente de reprendre la main en limogeant deux ministres.
Ils étaient le prix à payer pour faire retomber la pression. Le chef du gouvernement tunisien Youssef Chahed, mis en difficulté par un contexte social tendu, sur fond de dépréciation du dinar, a cherché à reprendre la main en annonçant, dimanche 30 avril, à Tunis, le double limogeage de Lamia Zribi, ministre des finances, et de Néji Jalloul, ministre de l’éducation.
Cette double éviction de figures
controversées de son gouvernement permet à M. Chahed, le plus jeune
premier ministre (à l’âge de 41 ans) de l’histoire tunisienne, de réaffirmer son autorité en une période sensible où l’émiettement de la scène politique, les mouvements sociaux et les tensions financières se conjuguent pour fragiliser la transition démocratique tunisienne. « Il s’agit de gains tactiques mais seulement à court terme », commente Fayçal Chérif, chercheur à l’Institut supérieur d’histoire de la Tunisie contemporaine. « Ces deux limogeages risquent de coûter cher au premier ministre auprès de l’opinion en apparaissant comme un aveu de faiblesse », abonde Chokri Bahria, analyste à Joussour, un cercle de réflexion de Tunis.
Dans le cas du limogeage du ministre de l’éducation, Néji Jalloul, c’est plutôt l’Union générale du travail tunisien (UGTT), le principal syndicat des salariés, que Youssef Chahed a cherché à accommoder. Le ministre, désireux de réformer l’éducation nationale sans trop chercher à ménager les enseignants, était en effet engagé ces derniers mois dans une partie de bras de fer avec l’UGTT, qui réclamait sa tête. Le premier ministre, inquiet du risque que les épreuves du bac au printemps se déroulent dans le chaos, a préféré céder. Néji Jalloul était aussi mal perçu d’Ennahda, parti islamiste associé à la coalition gouvernementale dominée par Nidaa Tounès, en raison de sa volonté d’encadrer les écoles coraniques. En dépit de ses relations conflictuelles avec ces deux organisations, M. Jalloul, historien spécialiste de la période médiévale, jouissait d’une cote favorable dans l’opinion.
Le sursaut d’autorité de M. Chahed survient alors que les régions de l’intérieur, historiquement défavorisées par rapport au littoral, sont en proie à l’agitation sociale sur la question explosive de l’emploi, notamment au Kef (nord-ouest) et à Tataouine (sud-est). Plus de six ans après la révolution de fin 2010-début 2011, la persistance d’un chômage chronique – le taux est de 15,5 % mais grimpe à plus de 30 % pour les diplômés de l’enseignement supérieur – n’en finit pas de nourrir le ressentiment, à la hauteur des promesses non tenues. La situation est particulièrement tendue à Tataouine, où une visite du premier ministre a été perturbée, jeudi, par des manifestants exigeant une meilleure redistribution au profit de la population locale des ressources de cette région pétrolifère, située à l’orée du Sahara tunisien. A son retour à Tunis, le premier ministre a décidé de limoger le gouverneur local et certains responsables sécuritaires.
Une autre motivation a aussi pesé de tout son poids, selon certains observateurs. Outre les tensions sociales dans les régions de l’intérieur, le climat politique tunisien est actuellement perturbé par la controverse autour d’un projet de loi sur la « réconciliation économique ». Le texte, dont l’initiative revient au président de la République Béji Caïd Essebsi, vise à amnistier, sous certaines conditions, toute personne – homme d’affaires ou cadre administratif – impliquée dans des affaires de corruption sous l’ancien régime de Ben Ali. Aux yeux du chef de l’Etat, l’urgence à solder les comptes du passé est dictée par l’impératif de restaurer un climat favorable à l’investissement et donc de relancer une économie atone. Après avoir été mise en sommeil dix-huit mois, l’initiative vient d’être réactivée. Les opposants au projet, dont plusieurs centaines sont descendues dans les rues de Tunis samedi, objectent qu’un tel texte aboutirait à « blanchir la corruption ».
Dimanche, la surprise est venue du conseil de la choura d’Ennahda, le « parlement » du parti islamiste, qui a décidé de refuser le texte dans ses termes actuels. Si Ennahda devait confirmer sa position négative – son président Rached Ghanouchi, allié de facto du chef de l’Etat, s’efforce d’infléchir cette hostilité de la base de son parti –, le projet risquerait d’être repoussé par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), où le groupe parlementaire islamiste occupe une place centrale. Or cette affaire est devenue cruciale pour la présidence de la République qui veut la voir aboutir. Dans ce contexte, le limogeage du ministre de l’éducation, Néji Jalloul, bête noire d’Ennahda, pourrait constituer « une concession aux islamistes pour les amener en échange à avaliser le projet de réconciliation économique », avance Fayçal Cherif, le chercheur de l’Institut supérieur d’histoire de la Tunisie contemporaine. Le double limogeage de M. Jalloul et Mme Zribi, ce fidèle miroir des grandes manœuvres qui enfièvrent le théâtre politique et social tunisien.
Par Frédéric Bobin (Tunis, correspondant) /lemonde.fr
Accommoder les syndicats
Mme Zribi doit son départ à la dégringolade ces derniers jours d’environ 10 points du dinar, suite à la confusion provoquée par certaines de ses déclarations sur la monnaie tunisienne. Elle a été accusée d’accélérer la dépréciation de la monnaie nationale. Alors que la croissance du PIB peine toujours à 1 % et que les déficits commercial et budgétaire ne cessent de se creuser, cette chute du dinar causée par la maladresse de la ministre a provoqué la fureur des milieux d’affaires. En sacrifiant Mme Zribi, le premier ministre tient, selon les observateurs, à apaiser la grogne de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA), la fédération patronale.Dans le cas du limogeage du ministre de l’éducation, Néji Jalloul, c’est plutôt l’Union générale du travail tunisien (UGTT), le principal syndicat des salariés, que Youssef Chahed a cherché à accommoder. Le ministre, désireux de réformer l’éducation nationale sans trop chercher à ménager les enseignants, était en effet engagé ces derniers mois dans une partie de bras de fer avec l’UGTT, qui réclamait sa tête. Le premier ministre, inquiet du risque que les épreuves du bac au printemps se déroulent dans le chaos, a préféré céder. Néji Jalloul était aussi mal perçu d’Ennahda, parti islamiste associé à la coalition gouvernementale dominée par Nidaa Tounès, en raison de sa volonté d’encadrer les écoles coraniques. En dépit de ses relations conflictuelles avec ces deux organisations, M. Jalloul, historien spécialiste de la période médiévale, jouissait d’une cote favorable dans l’opinion.
Le sursaut d’autorité de M. Chahed survient alors que les régions de l’intérieur, historiquement défavorisées par rapport au littoral, sont en proie à l’agitation sociale sur la question explosive de l’emploi, notamment au Kef (nord-ouest) et à Tataouine (sud-est). Plus de six ans après la révolution de fin 2010-début 2011, la persistance d’un chômage chronique – le taux est de 15,5 % mais grimpe à plus de 30 % pour les diplômés de l’enseignement supérieur – n’en finit pas de nourrir le ressentiment, à la hauteur des promesses non tenues. La situation est particulièrement tendue à Tataouine, où une visite du premier ministre a été perturbée, jeudi, par des manifestants exigeant une meilleure redistribution au profit de la population locale des ressources de cette région pétrolifère, située à l’orée du Sahara tunisien. A son retour à Tunis, le premier ministre a décidé de limoger le gouverneur local et certains responsables sécuritaires.
« Blanchir la corruption » ?
Dans cet environnement volatile, et alors qu’il est sous pression du Fonds monétaire international (FMI) pour réduire les dépenses de l’Etat – notamment la masse salariale de la fonction publique –, M. Chahed « n’est pas assez soutenu par les partis politiques de sa majorité », souligne Chokri Bahria, l’analyste de Joussour. « Il doit donc apaiser le front social composé par l’UGTT et l’UTICA », ajoute-t-il. Le limogeage des deux ministres, chacun étant en délicatesse avec l’une de ces deux organisations, aurait donc été décidé à cette fin. M. Chahed devait impérativement se redonner de l’air.Une autre motivation a aussi pesé de tout son poids, selon certains observateurs. Outre les tensions sociales dans les régions de l’intérieur, le climat politique tunisien est actuellement perturbé par la controverse autour d’un projet de loi sur la « réconciliation économique ». Le texte, dont l’initiative revient au président de la République Béji Caïd Essebsi, vise à amnistier, sous certaines conditions, toute personne – homme d’affaires ou cadre administratif – impliquée dans des affaires de corruption sous l’ancien régime de Ben Ali. Aux yeux du chef de l’Etat, l’urgence à solder les comptes du passé est dictée par l’impératif de restaurer un climat favorable à l’investissement et donc de relancer une économie atone. Après avoir été mise en sommeil dix-huit mois, l’initiative vient d’être réactivée. Les opposants au projet, dont plusieurs centaines sont descendues dans les rues de Tunis samedi, objectent qu’un tel texte aboutirait à « blanchir la corruption ».
Dimanche, la surprise est venue du conseil de la choura d’Ennahda, le « parlement » du parti islamiste, qui a décidé de refuser le texte dans ses termes actuels. Si Ennahda devait confirmer sa position négative – son président Rached Ghanouchi, allié de facto du chef de l’Etat, s’efforce d’infléchir cette hostilité de la base de son parti –, le projet risquerait d’être repoussé par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), où le groupe parlementaire islamiste occupe une place centrale. Or cette affaire est devenue cruciale pour la présidence de la République qui veut la voir aboutir. Dans ce contexte, le limogeage du ministre de l’éducation, Néji Jalloul, bête noire d’Ennahda, pourrait constituer « une concession aux islamistes pour les amener en échange à avaliser le projet de réconciliation économique », avance Fayçal Cherif, le chercheur de l’Institut supérieur d’histoire de la Tunisie contemporaine. Le double limogeage de M. Jalloul et Mme Zribi, ce fidèle miroir des grandes manœuvres qui enfièvrent le théâtre politique et social tunisien.
Par Frédéric Bobin (Tunis, correspondant) /lemonde.fr
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