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En Libye, l’incessante bataille du pétrole

Le pétrole libyen, cette guerre dans la guerre. La récente conquête par le général Khalifa Haftar du « croissant pétrolier » a une nouvelle fois mis en exergue le rôle central de la bataille du pétrole dans les déchirements que connaît la Libye.

En enlevant, le 13 septembre, cet arc stratégique de terminaux sur le littoral de la Cyrénaïque (est), plateforme d’exportation par où transite autour de 60 % du brut libyen, le chef en titre de l’Armée nationale libyenne (ANL) s’empare d’un précieux atout dans sa rivalité avec le gouvernement de Faïez Sarraj, basé à Tripoli et soutenu par les Occidentaux et les Nations unies. Il est désormais maître de l’éventuelle reconstruction du principal pilier de l’économie nationale.
Géant pétrolier sous l’ancien régime de Kadhafi, la Libye, livrée aux milices et segmentée en fiefs rivaux, est aujourd’hui financièrement exsangue. Elle n’en continue pas moins d’attiser d’âpres convoitises dans la perspective d’un futur règlement politique.

Un géant pétrolier à genoux

La Libye est riche de réserves de pétrole évaluées à 48 milliards de barils, ce qui la place au premier rang en Afrique (devant le Nigeria) et au neuvième rang mondial. Elle recèle également d’importants gisements de gaz naturel : avec 1 600 milliards de mètres cubes, elle se classe au cinquième rang africain.

En vertu d’un système mis en place sous le régime de Kadhafi, les multinationales sont présentes – ou l’ont été – sous la forme de sociétés mixtes montées avec la société d’Etat National Oil Company (NOC), partenaire incontournable. Les huit firmes étrangères les plus engagées dans la production de pétrole et de gaz sont : Eni (Italie), Total (France), Wintershall (Allemagne), Gazprom (Russie), OMV (Autriche), Repsol (Espagne), Occidental Petroleum (Etats-Unis) et Statoil (Norvège).
En 2010, la Libye produisait 1,65 million de barils de pétrole par jour, ce qui représentait 96 % des revenus de l’Etat et 65 % du PIB. L’Europe absorbe à elle seule 84 % du brut libyen exporté, l’Asie et l’Océanie 14 % et les Amériques 2 %. Parmi les principaux acheteurs européens se distinguent l’Irlande, l’Italie, l’Autriche, la Suisse et la France.
L’Italie est le pays européen le plus impliqué physiquement dans les hydrocarbures libyens avec sa compagnie Eni. Entre autres intérêts, cette dernière exploite le gazoduc sous-marin, baptisé Greenstream, partant du complexe gazier de Mellitah, située entre les villes de Zouara et Sabratha dans l’Ouest libyen, vers la Sicile. Le gazoduc est alimenté par le site offshore de Bahr Essalam ainsi que par les champs de Bouri et Wafa dans le bassin de Ghadamès, situé à 530 km au sud du littoral, non loin de la frontière algérienne.
A la suite du chaos post-révolution, la production pétrolière a spectaculairement chuté, oscillant actuellement entre 200 000 et 300 000 barils par jour, soit entre 12 % et 18 % du niveau de 2010. Le gaz a été davantage épargné avec un volume de production en 2014 représentant 70 % du niveau de 2010. Victime de sa dépendance à l’égard de la rente pétrolière, la Libye est au bord du gouffre financier.
  • La Cyrénaïque avantagée

La géopolitique libyenne en hydrocarbures accorde un atout stratégique à l’Est. La carte des gisements est en effet très largement dominée par le bassin de Syrte (centre-est) qui recèle 85 % des réserves de pétrole et 70 % de gaz. Le reste revient aux bassins de Ghadamès et de Mourzouq (sud-ouest) ainsi que le bassin Pélagien offshore au nord-ouest.
Reflétant cette suprématie, cinq des six terminaux libyens sont situés dans l’Est : quatre relèvent du « croissant pétrolier » (Sidra, Ras Lanouf, Brega et Zouétina) et le dernier est situé à Tobrouk, non loin de la frontière égyptienne. Au total, 64 % du brut libyen exporté est chargé dans ces terminaux de l’Est. En outre, quatre des cinq raffineries sont localisées en Cyrénaïque. L’ascendant de l’Est libyen est écrasant.
  • Le pétrole otage des conflits

Les infrastructures ((terminaux, olédoducs, gazoducs et puits) sont en grande partie paralysées – à l’exception du bassin Pélagien offshore dans le nord-ouest – en raison la multitude de conflits qui ont éclaté après la chute de Kadhafi. Des groupes armés ont pris en otage les installations dans le but d’imposer un rapport de force politico-militaire. Les motivations sont en général de deux ordres : obtenir de l’argent de l’Etat et promouvoir des intérêts stratégiques.
L’épisode le plus célèbre – et le plus coûteux pour l’économie nationale – de ces blocages d’infrastructures est celui survenu à l’été 2013 dans le « croissant pétrolier » à l’initiative de la Garde des installations pétrolières (Petroleum Facilities Guards). Ce corps national s’est fragmenté après 2011 en milices locales. Dans le « croissant », la branche dirigée par Ibrahim Jadhran, issu de la puissante tribu locale des Magharba, a immobilisé les terminaux de Sidra, Ras Lanouf, Brega et Zouétina afin de protester contre les malversations de Tripoli, sur fond de ressentiment régionaliste.
La Cyrénaïque s’est en effet toujours plainte de voir ses ressources en hydrocarbures, les plus importantes du pays, détournées par le gouvernement central. Jadhran a capitalisé sur cette frustration collective – il a même créé un mouvement « fédéraliste » – bien que ses motivations soient en fait plus troubles. Lorsque la guerre civile éclate à l’été 2014, il est allié au camp de Tobrouk, dont le général Haftar est le chef militaire. Mais les relations avec ce dernier se sont dégradées. A partir de l’émergence, en mars, à Tripoli du gouvernement de Faïez Sarraj soutenu par les Nations unies, Jadhran prête allégeance à la nouvelle autorité que ne reconnaît pas Haftar. Mais plutôt que de lever instantanément son blocus du « croissant pétrolier » pour viabiliser économiquement le pouvoir de Sarraj, il négocie sa réouverture en échange de « compensations financières », au grand dam de la National Oil Company.
D’autres occupations ont eu lieu. En novembre 2014, des groupes touareg de la région méridionale du Fezzan ont saisi le champ de Sharara situé dans le bassin de Mourzouq (sud-ouest) qui était jusqu’alors aux mains de groupes de l’ethnie rivale toubou depuis 2012. En représailles, les milices de Zintan, ville située dans le djebel Néfoussa (extrême ouest) et alliée des Toubous, ont bloqué à proximité de leur cité l’oléoduc reliant le bassin de Mourzouq au terminal de Zaouïa, à l’ouest de Tripoli. En mai 2015, les groupes toubous se sont emparé à leur tour du puits d’Al-Fil dans le bassin de Mourzouq. Des actions qui ont paralysé production et exportation de brut.
L’essor de l’organisation Etat islamique (EI) au fil de 2015 a ajouté au chaos ambiant. Si l’EI a établi un sanctuaire territorial à Syrte, mitan géopolitique à la jointure de la Tripolitaine et la Cyrénaïque, l’organisation djihadiste n’a jamais cherché à financer son émirat libyen à partir du pétrole, comme elle l’avait fait en Irak et en Syrie. La frontière maritime de la Méditerranée, où patrouillent nombre de marines hostiles, ne permettait aucune exportation par la mer. Aussi, alors que l’EI aurait pu tenter de s’emparer du « croissant pétrolier » à partir de son bastion voisin de Syrte, aucune offensive de ce type n’a-t-elle jamais été esquissée. En revanche, des actions de destruction de réservoirs du « croissant » (terminaux de Ras Lanouf et Sidra) ont été menées au début de l’année. Elles faisaient écho à des raids similaires lancés un an plus tôt sur les champs du bassin de Syrte (Mabrouk, Dahra et Ghani). A l’exploitation commerciale pour ses propres fins, l’EI a préféré la politique de la terre brûlée afin d’empêcher que le pétrole n’alimente l’Etat libyen et ses partenaires étrangers. La stratégie était clairement énoncée dans le numéro de septembre 2015 de sa revue Dabiq : « Le contrôle de cette région par Daech [acronyme arabe de l’EI] aboutira à un effondrement économique, en particulier pour l’Italie et les autres Etats européens. » L’éviction militaire en cours de l’EI de son fief de Syrte, assiégé par les brigades de Misrata, a provisoirement éloigné ce danger.
  • Guerre des agences officielles entre l’Est et l’Ouest

La communauté internationale est toujours intervenue pour que la National Oil Company, le fonds souverain Libyan Investment Authority et la Banque centrale soient épargnées. Mais le maintien de l’intégrité de ces institutions s’est révélé plus difficile à mesure que s’approfondissait, dès l’été 2014, la fracture entre l’Ouest et l’Est. Ainsi le camp de Tobrouk a-t-il mis sur pied sa propre NOC considérant que celle siégeant à Tripoli était sous influence des islamistes dominant alors le gouvernement de Fajr Libya (« aube de la Libye »). La Banque centrale, elle aussi, était dupliquée, une nouvelle institution à l’est venantdéfier l’ancienne de Tripoli. Ce dédoublement était inévitable à partir du moment où la perception des recettes du pétrole exporté transite préalablement sur un compte de la Banque centrale avant que ces revenus soient en partie réaffectés à la NOC. L’initiative de Tobrouk n’a toutefois reçu qu’un accueil mitigé de la part des acheteurs occidentaux, lesquels étaient enclins à ne reconnaître que la NOC de Tripoli, ainsi que le leur conseillait leur capitale.
                Un portrait du général Haftar en 2015 à Banghazi.
L’émergence en mars à Tripoli du gouvernement de Sarraj, se substituant en Tripolitaine à l’ex-gouvernement de Fajr Libya, n’a pas mis fin à la dualité. Le camp de Tobrouk, qui ne reconnaît pas l’autorité de Sarraj, a maintenu ses institutions parallèles de l’est tandis que les Occidentaux et l’ONU continuent de ne tenir pour légitime que la seule NOC de Tripoli. Les tentatives de fusion ont pour l’instant échoué. Une telle bipolarité handicape la reprise de l’industrie pétrolière en ce qu’elle bride les exportations du brut à partir de l’est, la région pétrolière la plus riche du pays.
  • Le « croissant pétrolier » entre Haftar et Sarraj

La conquête du « croissant pétrolier » par les forces du général Haftar a tout à la fois assombri les perspectives d’une réunification entre l’Ouest et l’Est et éclairci à court terme l’horizon pétrolier libyen. Aux yeux de la NOC de Tripoli, le général Haftar est en effet mieux à même de relancer l’activité du « croissant » que ne l’a jamais été Ibrahim Jadhran, dénoncé comme un maître chanteur. Pour preuve, un pétrolier battant pavillon maltais a quitté, mercredi 21 septembre, le terminal de Ras Lanouf chargé de 700 000 barils, une grande première depuis 2014.
La grande question est toutefois de savoir à quel camp iront in fine les recettes tirées de cette reprise. En principe, celle-ci s’est faite sous les auspices de la NOC de Tripoli que la communauté internationale tient pour relevant de la tutelle du gouvernement d’« union nationale » de Sarraj. Mais le terrain est occupé par Haftar, ce qui nourrit bien des incertitudes. Dès le lendemain de sa conquête du « croissant pétrolier », les Nations unies et les capitales occidentales ont d’ailleurs multiplié les déclarations avertissant que la protection des installations pétrolières relevait de l’autorité de M. Sarraj. Elles ont également rappelé que la résolution 2259 du Conseil de sécurité des Nations unies prohibait les « exportations illicites de pétrole ». En d’autres termes, toute tentative du général Haftar d’exporter du pétrole à l’insu de l’autorité de Sarraj serait tenue pour « illégale ». Haftar se pliera-t-il à l’injonction ? Laissera-t-il la NOC de Tripoli opérer au profit de son rival Sarraj alors que son propre camp de Tobrouk a mis sur pied une NOC concurrente ? Acceptera-t-il de voir l’argent du pétrole viabiliser un gouvernement Sarraj dont il conteste la légitimité ? La réponse à ces questions conditionnera la situation libyenne ces prochains mois.
Par Frédéric Bobin

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