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Cinéma: La nouvelle vague russe

Le premier long-métrage de la jeune cinéaste Niguina Saïfoullaeva, Comment je m’appelle, incarne la nouvelle vague féminine du cinéma russe.
Comment je m’appelle [Kak Menia Zovout], brillant premier long-métrage de la jeune Niguina Saïfoullaeva, confirme que la “nouvelle vague russe des années 2010” est bien en train de naître sous nos yeux. Olia et Sacha, deux splendides jeunes filles moscovites de 17 ans, jambes nues et cœur en bandoulière, débarquent à Aloupka [en Crimée] pour les vacances. Formellement, elles sont là pour faire la connaissance de Sergueï, le père d’Olia, célibataire maussade interprété par Konstantin Lavronenko. Dix-sept ans auparavant, au même endroit, au bord de la mer Noire, il a couché avec Katia, la mère d’Olia, et ne l’a plus jamais revue. 
Aujourd’hui, Olia, timide étudiante en première année d’une grande école de Moscou, veut retrouver un père, mais ce père lui déplaît d’emblée. Sacha, attirante et délurée, déscolarisée après avoir raté le concours d’entrée dans une école de théâtre, trouve pour sa part Sergueï l’ermite tout à fait à son goût. Les deux jeunes filles ne trouvent rien de mieux à faire qu’échanger leurs identités et leurs rôles. Avant Comment je m’appelle, Niguina Saïfoullaeva avait réalisé la série TV Les Minettes [Difftchonki], contre toute attente plutôt réussie malgré son titre douteux. Le scénario de ce premier film a été travaillé par Lioubov Moulmenko, scénariste également du film de Natalia Mechaninova The Hope Factory [Kombinat “Nadejda”] et du dernier film d’Oxana Bytchkova, Encore une année [Echtcho Odine God]. 
Autant de fragments de ce que la critique de cinéma Maria Kouvchinova appelle le “cinéma russe des années 2010”, remarquable par la qualité de ses sujets et de sa langue, mais aussi par le rôle important qu’y jouent les femmes. Dans le cas du film de Saïfoullaeva, on peut sans crainte parler de “genre”. Car Comment je m’appelle est bien une histoire de femmes sur une vision féminine du monde, interprétée par des femmes sous la direction d’une femme. Nous observons donc un Konstantin Lavronenko passif, entouré de trois blondes aux prises avec leurs complexes, freudiens mais pas seulement : Olia et Sacha, les sans-père, et Sveta, une femme de la campagne qui se dit prête à “faire un bébé pour elle toute seule” si elle n’est pas mariée à 30 ans. Parmi les personnages masculins, le jeune Kirill, don Juan d’Aloupka, que les filles se repassent tel un trophée. Tout l’opposé de Sergueï le père, qui, quand on lui demande pourquoi il vit seul, assène : “Un homme doit vivre seul.” 
Premières amours
Au départ, Olia la bonne élève est à la recherche d’un père. “Mes sentiments filiaux sont réprimés”, déclame la jeune fille. Mais au bout d’une heure de film elle en vient à conclure avec amertume : “La reproduction, Sergueï, ce n’est pas pour toi.” Au départ, Sveta la fertile, fière de sa santé parfaite, est à la recherche d’un homme. 
Au départ, Sacha la dévergondée ne cherche rien du tout. Puis elle se met activement en quête d’un père d’abord, puis, plus activement encore, d’un homme. A travers ces errances perverses, ces tromperies et ces échanges, Saïfoullaeva raconte en fait la simple histoire du premier amour. Comment je m’appelle, par ce mélange de complexité et de simplicité, rappelle le film de François Ozon Jeune et Jolie [2013], où Isabelle, 17 ans, déçue par sa première fois (Ozon et Saïfoullaeva filment cette terrible déception avec une précision chirurgicale), s’essaie à la prostitution auprès de messieurs d’un certain âge. 
Ici, Sacha, 17 ans, est elle aussi déçue par les garçons de son âge et jette son dévolu sur un homme de vingt-cinq ans son aîné, persuadé qu’elle est sa fille. D’ailleurs, on retrouve le même genre de construction dans La Vie d’Adèle, d’Abdellatif Kechiche [2013] : après une première nuit peu mémorable avec Thomas, la jeune Adèle tombe éperdument amoureuse d’Emma, la jeune femme aux cheveux bleus. 
Ces trois films, derrière des sujets controversés – que ce soit l’homosexualité, la gérontophilie ou l’inceste – abordent l’histoire universelle, dramatique et inévitablement optimiste du tout premier sentiment amoureux, dont les ravages contribuent, dans les trois cas, à la formation de la personnalité d’une jeune femme. Il s’agit de la naissance de cet amour sincère et sans lendemain qui s’éveille uniquement dans le bas-ventre pour s’élever très haut, dans la tête ou dans les cieux. 
De toutes les turpitudes humaines, celle-là mieux que nulle autre nous apprend les sentiments. En premier lieu, bien sûr, la souffrance. Et Saïfoullaeva, à l’égal d’Ozon ou de Kechiche, parle cette langue magnifiquement. Mais ce qui fonde les espoirs représentés par Saïfoullaeva pour le cinéma russe contemporain n’est peut-être pas tant ce talent envoûtant que l’aptitude de la réalisatrice à faire exister des personnages ici et maintenant, et à les faire parler une langue, certes crue, mais vraie. 
Cette aptitude à faire résonner en harmonie le rap du groupe Krovostok et l’électro intello de sbp4, à restituer l’impudeur avec laquelle l’actrice Alexandra Bortitch passe sa langue sur ses lèvres ou la suggestivité de Marina Vassilieva quand elle danse en enlevant son tee-shirt trempé dans une boîte de nuit de Crimée, et, avant tout, les raisons qui les poussent à faire cela. Dans l’introduction de son recueil de nouvelles La Fertilité, Victor Erofeev ironise : “Dans la littérature russe, le temps des femmes est arrivé. Le ciel est plein de ballons et de sourires. C’est le débarquement. Les femmes atterrissent en nombre. On n’a jamais vu ça.” On peut en dire autant pour le cinéma. 
Polina Ryjova/Gazeta.ru

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