Quelques jours après sa nomination à la tête du Ministère des Affaires Etrangères, l’infortuné Ahmed Ounaies a été « dégagé » par le personnel de son département pour s’être obstiné à ne pas vouloir reconnaître, lors d’une déplorable prestation télévisée, le caractère « révolutionnaire » du changement de régime.
De même aujourd’hui personne, parmi le personnel politique et médiatique, n’ose contester aux victimes des événements de décembre et janvier 2011-12 le titre de martyrs de la révolution. Une question devenue tabou, qu’on élude, du moins publiquement, de peur de paraître politiquement incorrect. La société aurait donc une dette envers des personnes qui avaient décidé, de leur plein gré, de s’opposer au régime en place et qui y ont laissé la vie. Depuis, parents et proches réclament que justice soit rendue, autrement dit qu’ils puissent bénéficier d’indemnisations compensatoires qui soient à la hauteur de leur chagrin : de l’argent pour les parents et du travail pour les proches. Tout tourne donc autour de ce statut de martyr que certains réclament pour les victimes. Un statut qui n’admet plus aucun doute ni aucune ambiguïté et qui a fini par conquérir une posture de sacralisation et de sanctification.
Remontons le temps jusqu’aux origines de ce mot. L’étymologie fournit une première piste. Le mot martyr dérive du grec maturos et signifie simplement le témoin fidèle. Les premiers chrétiens, qui furent victimes passives de la fureur des païens, vont lui donner un sens supplémentaire et, de témoin, le martyr sera celui qui consent à aller jusqu’à se laisser tuer pour témoigner de sa foi. L’histoire de la chrétienté est ainsi émaillée des récits de ces captifs suppliciés, martyrisés et mis à mort en tant qu’ennemis de la religion officielle de l’empire romain. En témoigne la mort de Polycarpe, évêque de Smyrne, brûlé vif au stade, à l’occasion des célébrations du culte impérial vers 150. Plus tard, au moment où Urbain II prêche la première croisade, l’idée que l’on pouvait perdre sa vie pour sa foi commence alors à s’élargir à l’acception que soient également admis comme martyrs ceux qui sont morts les armes à la main en luttant contre les ennemis de la foi ou de la chrétienté. Au cours du XXe s. d’autres témoins de la foi chrétienne mourront simplement parce qu’ils ont partagé le sort des pauvres et des affamés ou défendus le droit des opprimés devant les régimes oppresseurs. La notion de martyre va encore évoluer, et des figures marquantes de la résistance aux régimes communistes d’Europe ou aux dictatures d’Amérique latine, enlevés et assassinés par les polices secrètes, sont reconnues par l’Eglise comme martyrs.
Dans la langue arabe, le mot par lequel on désigne communément un martyr vient de shâhid, qui signifie littéralement « témoin » donnant la shahâda qui est le « témoignage ». Le shahîd est donc celui qui « atteste », qui est fidèle dans son témoignage : Wa lâ yudhâhiru kâtibun wa lâ shahîd, « qu’on ne fasse aucun tort à aucun scribe ni à aucun témoin » rappelle le Coran, (II, 282). Quant à la shahâda, l’un des cinq piliers de l’Islam, elle est l’attestation de foi de l’unicité de Dieu et de la prophétie de Muhammad. Dans le Coran il n’est jamais question de martyrs, shahîd/shuhadâ’, tel qu’on l’entend d’habitude, mais de combattant d’Allah tombés qutilû pour faire triompher la foi et la Justice. Mais le martyre est-il pour autant synonyme de mort ? « Ne crois surtout pas que ceux qui sont tués sur le chemin de Dieu sont morts, ils sont vivants » (III-169). « Ne dites pas de ceux qui sont morts dans le chemin de Dieu ‘Ils sont morts ‘. Non ! Ils sont vivants, mais vous n’en n’avez pas conscience » (II-154). S’ils atteignent le paradis par cet acte, les martyrs ne sont pas pour autant considérés comme morts. Le martyr est un vivant.
L’extension du concept de martyre dans le contexte musulman, se produit avec la conquête de la Palestine au VIIe siècle, et la notion de témoin, shâhid/shahîd, en vient à signifier explicitement la mort sacrée, en référence à la notion grecque de marturos et à sa double signification comme témoin et martyr. Reste qu’il y a, dans le cas du martyre musulman, une différence fondamentale à souligner : alors que la signification du martyre dans le christianisme est à sens unique, la justification du martyre en Islam se fonde sur une violence qui ne provient pas exclusivement du côté de l’adversaire mais est assumée par le croyant qui y recourt en toute légitimité (Coran : IX-29). Le principe consiste à « tuer ou se faire tuer dans la voie d’Allah ». Le martyre musulman est ici fortement lié à cette autre notion qu’est le djihad, ou guerre sainte.
Dans le contexte des luttes nationales, la notion de martyre va connaître une nouvelle extension. Il ne faut pas nécessairement une religion pour devenir martyr. Il suffit qu’il y ait sacralisation d’une cause, celle-ci étant le plus souvent nationale. Le vocabulaire du patriotisme nationaliste va alors largement s’inspirer du discours religieux. Alors qu’on ne parlait jusque-là du martyre que comme un sacrifice de soi dans la voie de Dieu, on voit se développer l’expression « mourir sur la voie de la nation ». Les combattants morts dans les luttes de libération nationale sont ainsi reconnus comme martyrs, entrent dans l’histoire de leurs pays, désormais indépendants, et sont exaltés dans leurs hymnes nationaux. Leur souvenir, célébré tous les ans, vient vivifier le sentiment d’appartenance collective à une même entité. Geste politique fondateur, le sacrifice du citoyen devient la condition nécessaire d’une nation qui ne peut exister que dans la mesure où ses membres sont prêts à donner leur vie pour elle.
Depuis les années 1980, une forme radicale du martyr s’est imposée suite aux revers des formes laïques de modernisation et l’échec des mouvances islamistes dans leur capacité à s’emparer pacifiquement du pouvoir. Devant le constat de l’impossible réalisation de soi pour des milliers de jeunes et leur détachement absolu vis-à-vis du modèle de société occidental, une nouvelle représentation du rapport à la mort en général, et à la mort sacrée en particulier apparaît. Sa règle : se faire tuer en tuant. Le martyre oscille ainsi entre le suicide et la mise à mort de ceux que le candidat identifie comme les causes de son malheur.
Transposée maintenant dans l’univers référentiel du printemps arabe, une nouvelle catégorie de victimes voit le jour. Elles sont pleurées en tant que martyrs de la « révolution » et non plus comme de simples morts de la répression ou de la malchance. Ce truchement permet d’exalter, ici aussi, l’engagement et le sacrifice sans que l’on sache qui est l’agresseur et qui est l’agressé car tous se réclament martyrs sans égard pour les catégories sociales des personnes qui en ont été frappées, ni pour les conditions générales de l’événement. Les simples passants tombés sous les balles de tireurs embusqués sont-ils des martyrs ? Les pillards des biens privés et publics, les saccageurs des tribunaux, ou ceux qui sont morts en attaquant un poste de police doivent-ils être comptés au nombre des victimes de la révolution ? Qu’en est-il des soldats morts au combat pour défendre le territoire ? Des gardes nationaux assassinés par les terroristes salafistes, ceux-là mêmes qui prônent le sacrifice de soi conçu pour donner la mort aux autres ? Qui serait admissible et selon quelle échelle de valeurs ? Comment mesurer l’intensité du sacrifice des uns par rapport à celui des autres ? Ce qui laisserait supposer une sorte de priorité aux combattants, les autres morts n’étant qu’associés, bien qu’admis aux mêmes récompenses. Enfin, un martyr est, comme on l’a vu, le « témoin » d’un drame sur la répression, le personnage d’un récit sur le sacrifice pour la patrie et pour la liberté, un symbole, l’objet d’une dévotion, voire d’un culte, et non pas, comme certains le pensent, une monnaie d’échange.
De même aujourd’hui personne, parmi le personnel politique et médiatique, n’ose contester aux victimes des événements de décembre et janvier 2011-12 le titre de martyrs de la révolution. Une question devenue tabou, qu’on élude, du moins publiquement, de peur de paraître politiquement incorrect. La société aurait donc une dette envers des personnes qui avaient décidé, de leur plein gré, de s’opposer au régime en place et qui y ont laissé la vie. Depuis, parents et proches réclament que justice soit rendue, autrement dit qu’ils puissent bénéficier d’indemnisations compensatoires qui soient à la hauteur de leur chagrin : de l’argent pour les parents et du travail pour les proches. Tout tourne donc autour de ce statut de martyr que certains réclament pour les victimes. Un statut qui n’admet plus aucun doute ni aucune ambiguïté et qui a fini par conquérir une posture de sacralisation et de sanctification.
Remontons le temps jusqu’aux origines de ce mot. L’étymologie fournit une première piste. Le mot martyr dérive du grec maturos et signifie simplement le témoin fidèle. Les premiers chrétiens, qui furent victimes passives de la fureur des païens, vont lui donner un sens supplémentaire et, de témoin, le martyr sera celui qui consent à aller jusqu’à se laisser tuer pour témoigner de sa foi. L’histoire de la chrétienté est ainsi émaillée des récits de ces captifs suppliciés, martyrisés et mis à mort en tant qu’ennemis de la religion officielle de l’empire romain. En témoigne la mort de Polycarpe, évêque de Smyrne, brûlé vif au stade, à l’occasion des célébrations du culte impérial vers 150. Plus tard, au moment où Urbain II prêche la première croisade, l’idée que l’on pouvait perdre sa vie pour sa foi commence alors à s’élargir à l’acception que soient également admis comme martyrs ceux qui sont morts les armes à la main en luttant contre les ennemis de la foi ou de la chrétienté. Au cours du XXe s. d’autres témoins de la foi chrétienne mourront simplement parce qu’ils ont partagé le sort des pauvres et des affamés ou défendus le droit des opprimés devant les régimes oppresseurs. La notion de martyre va encore évoluer, et des figures marquantes de la résistance aux régimes communistes d’Europe ou aux dictatures d’Amérique latine, enlevés et assassinés par les polices secrètes, sont reconnues par l’Eglise comme martyrs.
Dans la langue arabe, le mot par lequel on désigne communément un martyr vient de shâhid, qui signifie littéralement « témoin » donnant la shahâda qui est le « témoignage ». Le shahîd est donc celui qui « atteste », qui est fidèle dans son témoignage : Wa lâ yudhâhiru kâtibun wa lâ shahîd, « qu’on ne fasse aucun tort à aucun scribe ni à aucun témoin » rappelle le Coran, (II, 282). Quant à la shahâda, l’un des cinq piliers de l’Islam, elle est l’attestation de foi de l’unicité de Dieu et de la prophétie de Muhammad. Dans le Coran il n’est jamais question de martyrs, shahîd/shuhadâ’, tel qu’on l’entend d’habitude, mais de combattant d’Allah tombés qutilû pour faire triompher la foi et la Justice. Mais le martyre est-il pour autant synonyme de mort ? « Ne crois surtout pas que ceux qui sont tués sur le chemin de Dieu sont morts, ils sont vivants » (III-169). « Ne dites pas de ceux qui sont morts dans le chemin de Dieu ‘Ils sont morts ‘. Non ! Ils sont vivants, mais vous n’en n’avez pas conscience » (II-154). S’ils atteignent le paradis par cet acte, les martyrs ne sont pas pour autant considérés comme morts. Le martyr est un vivant.
L’extension du concept de martyre dans le contexte musulman, se produit avec la conquête de la Palestine au VIIe siècle, et la notion de témoin, shâhid/shahîd, en vient à signifier explicitement la mort sacrée, en référence à la notion grecque de marturos et à sa double signification comme témoin et martyr. Reste qu’il y a, dans le cas du martyre musulman, une différence fondamentale à souligner : alors que la signification du martyre dans le christianisme est à sens unique, la justification du martyre en Islam se fonde sur une violence qui ne provient pas exclusivement du côté de l’adversaire mais est assumée par le croyant qui y recourt en toute légitimité (Coran : IX-29). Le principe consiste à « tuer ou se faire tuer dans la voie d’Allah ». Le martyre musulman est ici fortement lié à cette autre notion qu’est le djihad, ou guerre sainte.
Dans le contexte des luttes nationales, la notion de martyre va connaître une nouvelle extension. Il ne faut pas nécessairement une religion pour devenir martyr. Il suffit qu’il y ait sacralisation d’une cause, celle-ci étant le plus souvent nationale. Le vocabulaire du patriotisme nationaliste va alors largement s’inspirer du discours religieux. Alors qu’on ne parlait jusque-là du martyre que comme un sacrifice de soi dans la voie de Dieu, on voit se développer l’expression « mourir sur la voie de la nation ». Les combattants morts dans les luttes de libération nationale sont ainsi reconnus comme martyrs, entrent dans l’histoire de leurs pays, désormais indépendants, et sont exaltés dans leurs hymnes nationaux. Leur souvenir, célébré tous les ans, vient vivifier le sentiment d’appartenance collective à une même entité. Geste politique fondateur, le sacrifice du citoyen devient la condition nécessaire d’une nation qui ne peut exister que dans la mesure où ses membres sont prêts à donner leur vie pour elle.
Depuis les années 1980, une forme radicale du martyr s’est imposée suite aux revers des formes laïques de modernisation et l’échec des mouvances islamistes dans leur capacité à s’emparer pacifiquement du pouvoir. Devant le constat de l’impossible réalisation de soi pour des milliers de jeunes et leur détachement absolu vis-à-vis du modèle de société occidental, une nouvelle représentation du rapport à la mort en général, et à la mort sacrée en particulier apparaît. Sa règle : se faire tuer en tuant. Le martyre oscille ainsi entre le suicide et la mise à mort de ceux que le candidat identifie comme les causes de son malheur.
Transposée maintenant dans l’univers référentiel du printemps arabe, une nouvelle catégorie de victimes voit le jour. Elles sont pleurées en tant que martyrs de la « révolution » et non plus comme de simples morts de la répression ou de la malchance. Ce truchement permet d’exalter, ici aussi, l’engagement et le sacrifice sans que l’on sache qui est l’agresseur et qui est l’agressé car tous se réclament martyrs sans égard pour les catégories sociales des personnes qui en ont été frappées, ni pour les conditions générales de l’événement. Les simples passants tombés sous les balles de tireurs embusqués sont-ils des martyrs ? Les pillards des biens privés et publics, les saccageurs des tribunaux, ou ceux qui sont morts en attaquant un poste de police doivent-ils être comptés au nombre des victimes de la révolution ? Qu’en est-il des soldats morts au combat pour défendre le territoire ? Des gardes nationaux assassinés par les terroristes salafistes, ceux-là mêmes qui prônent le sacrifice de soi conçu pour donner la mort aux autres ? Qui serait admissible et selon quelle échelle de valeurs ? Comment mesurer l’intensité du sacrifice des uns par rapport à celui des autres ? Ce qui laisserait supposer une sorte de priorité aux combattants, les autres morts n’étant qu’associés, bien qu’admis aux mêmes récompenses. Enfin, un martyr est, comme on l’a vu, le « témoin » d’un drame sur la répression, le personnage d’un récit sur le sacrifice pour la patrie et pour la liberté, un symbole, l’objet d’une dévotion, voire d’un culte, et non pas, comme certains le pensent, une monnaie d’échange.
Par Yassine Essid
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