Le régime algérien peut être compris comme un cartel économique. Il s'agit d'une réunion d'acteurs qui contrôlent un champ (l'Etat), et s'accordent afin de garantir leurs bénéfices, que ceux-ci soient matériels ou symboliques. Ces acteurs d'horizons divers (militaires, technocrates, politiciens) n'ont pas besoin d'être d'accords sur toutes les orientations du gouvernement. Bien au contraire, ils sont souvent en désaccord voir en concurrence, ce qui se traduit par des querelles qui s'expriment parfois par voie de presse.
Cela a été récemment le cas avec la polémique opposant le Secrétaire Général du FLN (Front de Libération Nationale) Amar Saidani et le DRS (Département du Renseignement et de la Sécurité). Finalement, la seule chose qui compte effectivement, c'est le maintien du statu quo, et la poursuite des bénéfices.
C'est ainsi que l'on peut comprendre la décision d'annoncer la candidature d'Abdelaziz Bouteflika à un quatrième mandat. La reconduction d'un vieil homme qui n'est plus apparu en public depuis deux ans a donc semblé la meilleure des solutions pour garantir le statu quo. Peut-être n'y avait-il aucun candidat qui fasse consensus ? Peut-être tout cela n'est qu'une manière de différer la succession ? A dire vrai, toute tentative de chercher à comprendre plus avant cette décision relève de la kremlinologie, c'est-à-dire de l'interprétation hasardeuse des signes du pouvoir. Ce que l'on sait depuis la déclaration d'Abdelmalek Sellal, c'est que le cartel a fait un pari : celui de ne pas changer son représentant le plus illustre, bien que celui-ci en soit réduit à être animé par des artifices grossiers.
Il fallait donc que rien de change. Et cela a au moins le mérite de nous renseigner sur une chose : le système politique algérien fonctionne aussi bien sans un Président "valide". C'est donc une bonne leçon pour tous les commentateurs qui tendent à personnaliser les régimes politiques. Dans les Etats modernes, les mécanismes bureaucratiques, les contraintes budgétaires et les accords internationaux réduisent considérablement l'impact des individus qui occupent les plus hautes fonctions. En d'autres termes, son Etat n'étant assurément pas un "état échoué", l'Algérie fait la démonstration éclatante de l'absence de nécessité d'un Chef de l'Etat, en tout cas d'un point de vue décisionnel.
Il reste donc à se poser la question des risques qui accompagnent cette annonce. Car il va de soi que la volonté d'assurer le statu quo n'équivaut pas à une réussite de l'entreprise, ce serait accorder une omnipotence bien exagérée aux acteurs qui tiennent l'Etat. La candidature d'Abdelaziz Boutelfika à un quatrième mandat est donc bien un pari du cartel.
Contrairement à ce qui est souvent dit en Algérie, notamment par la myriade de porteurs de la paranoïa officielle, le risque ne viendra probablement de l'extérieur. Pas d'« oligarchie multinationale qui rêve[rait] encore de soumettre l’Algérie » donc, pas de complot impérialiste qui pourrait saisir n'importe quelle occasion pour déstabiliser le pays. A cela une seule et bonne raison, l'Etat algérien est un partenaire régional incontournable et de plus en plus coopératif. Au Mali, l'intervention française a bénéficié d'une autorisation de survol du territoire national, ainsi que de soutiens logistiques ponctuels. Les commandos algériens se joignent également aux forces spéciales américaines pour chasser les djihadistes dans le Sud libyen[1]. Signe de cette convergence stratégique, une délégation algérienne s'est rendue à une réunion du groupe parlementaire de l'OTAN à Rome. En bref, l'Algérie et l'ANP (Armée Nationale Populaire) ne peuvent pas être visées par un complot. La stabilité du pays est trop importante pour ses partenaires internationaux, et ce ne sont sûrement pas ces derniers qui trouveront quelque chose à redire à une solution qui garantirait le statu quo.
Le pari du cartel concerne beaucoup plus l'état d'esprit de la population. Il ne s'agit pas ici de crédibilité et de légitimité de l'élection présidentielle. Quelle légitimité, quelle crédibilité peut-on bien accorder à un candidat qui n'est pas en mesure d'annoncer lui-même sa candidature à l'élection ? La question n'est pas là. Il s'agit beaucoup plus de savoir si l'élection d'un impotent peut-être perçu comme une insulte suffisante par une quantité suffisante de personnes pour déclencher un mouvement suffisant qui ébranlerait le statu quo.
De ce point de vue, il convient de remarquer que ceux qui clament à longueur d'année que le DRS contrôle toujours le paysage politique, seraient bien mal venus de pester désormais contre le quatrième mandat. Si la présidence n'est qu'une façade cachant le jeu entre « prétoriens », dans ce cas qu'importe la vitalité du titulaire du poste. Il n'est qu'une marionnette dans la « démocratie de façade », et le plus important n'est pas son élection mais bien la mainmise des militaires. Mais cela ne vaut que si l'on considère que seuls les hauts gradés comptent, ce qui est bien évidemment réducteur. La Sonatrach compte, les Ministères comptent, la Présidence compte. Et c'est justement parce que cette dernière est un poste de pouvoir parmi d'autres, et pas une façade, qu'il peut être considéré comme insultant d'y reconduire un vieillard malade.
En résumé donc, le pari du cartel concerne la population algérienne, il concerne la connaissance par les élites dirigeantes de l'état d'esprit et des intérêts du peuple au nom duquel elles prétendent exercer le pouvoir. Mais il faudrait être devin pour pouvoir revendiquer avec certitude une telle connaissance. De fait, de nombreux facteurs entrent en jeu dans la réception de cette annonce : les intérêts matériels, la peur du chaos que l'on ne cesse de prophétiser, la (dé)mobilisation, le sens des priorités, le sens de l'honneur. Ainsi, même si ce choix se veut être celui de la stabilité et de la loyauté dans la bouche des serviteurs du Prince Impotent, il implique aussi une période d'incertitude. Et celle-ci ne concerne pas l'état des rapports de force au sein du cartel, mais bien la réaction de ceux qui pourraient voir dans ce non-événement l'insulte de trop.
Lors des prochaines semaines, ce ne sont pas les cris d'orfraies des éditorialistes qu'il faudra scruter. Ceux-ci s'indignent depuis de longues années, et leurs critiques n'ont jamais vraiment ébranlé le cartel[2]. En revanche, il serait bien plus inquiétant pour les tenants de l'ordre de voir la question du quatrième mandat devenir un thème commun des multiples formes de protestations qui traduisent la persistance et la profondeur du mécontentement populaire. Nous n'en sommes évidemment pas là, et il ne fait guère de doute que la DGSN (Direction Générale de la Sûreté Nationale Algérienne) fera le nécessaire pour prévenir tout risque de désectorisation, en traquant tout slogan qui sortirait des habituelles revendications socio-économiques. Il n'empêche, tout contrôle a ses limites. Et il vaut mieux ne pas préjuger de la quantité de couleuvres que les gens peuvent avaler sans broncher. Par Thomas Serres
[1] Le Canard Enchaîné, 5 février 2014.
[2] Sur ce point, l'Algérie est bien un système de domination complexe, comme dirait Luc Boltanski, De la Critique, Paris, Gallimard, 2009, p. 190.
Cela a été récemment le cas avec la polémique opposant le Secrétaire Général du FLN (Front de Libération Nationale) Amar Saidani et le DRS (Département du Renseignement et de la Sécurité). Finalement, la seule chose qui compte effectivement, c'est le maintien du statu quo, et la poursuite des bénéfices.
C'est ainsi que l'on peut comprendre la décision d'annoncer la candidature d'Abdelaziz Bouteflika à un quatrième mandat. La reconduction d'un vieil homme qui n'est plus apparu en public depuis deux ans a donc semblé la meilleure des solutions pour garantir le statu quo. Peut-être n'y avait-il aucun candidat qui fasse consensus ? Peut-être tout cela n'est qu'une manière de différer la succession ? A dire vrai, toute tentative de chercher à comprendre plus avant cette décision relève de la kremlinologie, c'est-à-dire de l'interprétation hasardeuse des signes du pouvoir. Ce que l'on sait depuis la déclaration d'Abdelmalek Sellal, c'est que le cartel a fait un pari : celui de ne pas changer son représentant le plus illustre, bien que celui-ci en soit réduit à être animé par des artifices grossiers.
Il fallait donc que rien de change. Et cela a au moins le mérite de nous renseigner sur une chose : le système politique algérien fonctionne aussi bien sans un Président "valide". C'est donc une bonne leçon pour tous les commentateurs qui tendent à personnaliser les régimes politiques. Dans les Etats modernes, les mécanismes bureaucratiques, les contraintes budgétaires et les accords internationaux réduisent considérablement l'impact des individus qui occupent les plus hautes fonctions. En d'autres termes, son Etat n'étant assurément pas un "état échoué", l'Algérie fait la démonstration éclatante de l'absence de nécessité d'un Chef de l'Etat, en tout cas d'un point de vue décisionnel.
Il reste donc à se poser la question des risques qui accompagnent cette annonce. Car il va de soi que la volonté d'assurer le statu quo n'équivaut pas à une réussite de l'entreprise, ce serait accorder une omnipotence bien exagérée aux acteurs qui tiennent l'Etat. La candidature d'Abdelaziz Boutelfika à un quatrième mandat est donc bien un pari du cartel.
Contrairement à ce qui est souvent dit en Algérie, notamment par la myriade de porteurs de la paranoïa officielle, le risque ne viendra probablement de l'extérieur. Pas d'« oligarchie multinationale qui rêve[rait] encore de soumettre l’Algérie » donc, pas de complot impérialiste qui pourrait saisir n'importe quelle occasion pour déstabiliser le pays. A cela une seule et bonne raison, l'Etat algérien est un partenaire régional incontournable et de plus en plus coopératif. Au Mali, l'intervention française a bénéficié d'une autorisation de survol du territoire national, ainsi que de soutiens logistiques ponctuels. Les commandos algériens se joignent également aux forces spéciales américaines pour chasser les djihadistes dans le Sud libyen[1]. Signe de cette convergence stratégique, une délégation algérienne s'est rendue à une réunion du groupe parlementaire de l'OTAN à Rome. En bref, l'Algérie et l'ANP (Armée Nationale Populaire) ne peuvent pas être visées par un complot. La stabilité du pays est trop importante pour ses partenaires internationaux, et ce ne sont sûrement pas ces derniers qui trouveront quelque chose à redire à une solution qui garantirait le statu quo.
Le pari du cartel concerne beaucoup plus l'état d'esprit de la population. Il ne s'agit pas ici de crédibilité et de légitimité de l'élection présidentielle. Quelle légitimité, quelle crédibilité peut-on bien accorder à un candidat qui n'est pas en mesure d'annoncer lui-même sa candidature à l'élection ? La question n'est pas là. Il s'agit beaucoup plus de savoir si l'élection d'un impotent peut-être perçu comme une insulte suffisante par une quantité suffisante de personnes pour déclencher un mouvement suffisant qui ébranlerait le statu quo.
De ce point de vue, il convient de remarquer que ceux qui clament à longueur d'année que le DRS contrôle toujours le paysage politique, seraient bien mal venus de pester désormais contre le quatrième mandat. Si la présidence n'est qu'une façade cachant le jeu entre « prétoriens », dans ce cas qu'importe la vitalité du titulaire du poste. Il n'est qu'une marionnette dans la « démocratie de façade », et le plus important n'est pas son élection mais bien la mainmise des militaires. Mais cela ne vaut que si l'on considère que seuls les hauts gradés comptent, ce qui est bien évidemment réducteur. La Sonatrach compte, les Ministères comptent, la Présidence compte. Et c'est justement parce que cette dernière est un poste de pouvoir parmi d'autres, et pas une façade, qu'il peut être considéré comme insultant d'y reconduire un vieillard malade.
En résumé donc, le pari du cartel concerne la population algérienne, il concerne la connaissance par les élites dirigeantes de l'état d'esprit et des intérêts du peuple au nom duquel elles prétendent exercer le pouvoir. Mais il faudrait être devin pour pouvoir revendiquer avec certitude une telle connaissance. De fait, de nombreux facteurs entrent en jeu dans la réception de cette annonce : les intérêts matériels, la peur du chaos que l'on ne cesse de prophétiser, la (dé)mobilisation, le sens des priorités, le sens de l'honneur. Ainsi, même si ce choix se veut être celui de la stabilité et de la loyauté dans la bouche des serviteurs du Prince Impotent, il implique aussi une période d'incertitude. Et celle-ci ne concerne pas l'état des rapports de force au sein du cartel, mais bien la réaction de ceux qui pourraient voir dans ce non-événement l'insulte de trop.
Lors des prochaines semaines, ce ne sont pas les cris d'orfraies des éditorialistes qu'il faudra scruter. Ceux-ci s'indignent depuis de longues années, et leurs critiques n'ont jamais vraiment ébranlé le cartel[2]. En revanche, il serait bien plus inquiétant pour les tenants de l'ordre de voir la question du quatrième mandat devenir un thème commun des multiples formes de protestations qui traduisent la persistance et la profondeur du mécontentement populaire. Nous n'en sommes évidemment pas là, et il ne fait guère de doute que la DGSN (Direction Générale de la Sûreté Nationale Algérienne) fera le nécessaire pour prévenir tout risque de désectorisation, en traquant tout slogan qui sortirait des habituelles revendications socio-économiques. Il n'empêche, tout contrôle a ses limites. Et il vaut mieux ne pas préjuger de la quantité de couleuvres que les gens peuvent avaler sans broncher. Par Thomas Serres
[1] Le Canard Enchaîné, 5 février 2014.
[2] Sur ce point, l'Algérie est bien un système de domination complexe, comme dirait Luc Boltanski, De la Critique, Paris, Gallimard, 2009, p. 190.
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